Résister : survivre ou s’organiser ?

Depuis la crise de 2008, plusieurs pays se sont irrémédiablement enfoncés dans la crise sans qu’aucun plan d’austérité et d’apurement n’aie pu avoir raison de la spirale qui aspire toujours plus de citoyens grecs, portugais, espagnols (et autres) dans la précarité. Face à l’unilatéralité d’une classe politique qui continue à n’envisager comme seul remède que les coupes dans les budgets publics (aide sociale, santé, culture), les citoyens s’auto-organisent.

Il était jadis courant d’avoir recours à l’analyse des idéologies politiques pour étudier les formes d’organisations libertaires pour lesquelles optaient les activistes qui se regroupaient çà et là dans des squats, des collectifs d’échange de services ou des fermes communautaires. Aujourd’hui, un grand nombre de formes de vies collectives s’expliquent par le simple fait que ceux qui les initient n’ont purement et simplement pas le choix. Sociologues dans la cité voudrait  se pencher sur ces formes d’organisations citoyennes qui, de prime abord, visent à permettre à leurs initiateurs de survivre plus qu’à porter des projets de sociétés novateurs. Pour autant, il ne fait pas de doute que, des squats dans lesquels s’organisent des consultations médicales gratuites, aux groupes visant la redistribution alimentaire d’invendus en passant par les potagers urbains, les groupes d’achats collectifs ou les centres sociaux autogérés, divers imaginaires politiques se partagent et s’échangent des points de vue sur le monde et sa «  crise », loin des canaux de représentations institués.

Un peu rapidement renvoyés à « la débrouille », ces groupes auto-organisés de précaires n’ont donné lieu qu’à quelques travaux. Et moins encore ont été appréciés les rapports que ces derniers peuvent entretenir avec les mouvements sociaux porteurs, eux, de revendications culturelles, sociales et politiques plus affirmées : les mouvements de chômeurs, les collectifs féministes (FEMEN), les groupes LGBT, les Indignés, les structures de soutiens aux sans papiers, les décroissants, les écologistes des ZAD (Zones A Défendre) tels que Notre-Dame-des-Landes ou Sivens… Ici, la critique du couple Etat/capitalisme s’est aiguisée de longue date sous la plume d’activistes souvent dotés d’un capital social et culturel fort. Ce qui semble être moins le cas des nouveaux collectifs parant, pour ainsi dire, au plus pressé.

Les deux formes d’engagements sont distinctes. La première semble reposer avant tout sur le souci d’un action « authentique », solidaire et charitable, soupçonnant la parole commune qui entend généraliser et synthétiser pour faire effraction dans l’arène politique. Elle se déploie dans l’urgence. La seconde envisage que l’auto-organisation ponctuelle visant à solutionner une difficulté ponctuelle donnée (l’absence d’abris, de nourriture, de soins, …) ne peut éternellement faire l’économie de la question de l’organisation politique. Elle se confronte à la difficulté de construire parole publique. Pourtant ces deux formes d’engagement se croisent à divers occasion : manifestations, marchés locaux, centres culturels, forums sociaux locaux, conférences, etc. Peut-on espérer voir s’ébaucher de nouvelles formes d’identités collectives ?

Ce numéro de SdC voudrait, d’une part, faire la part belle aux articles prenant à bras le corps l’analyse des espaces de rencontre entre ces collectifs déjà relativement politisés et  ceux, souvent plus informels, qui travaillent au premier chef à l’auto-organisation sociale, médicale et alimentaire du précariat.

Mais il voudrait, d’autre part, éviter de camper toute posture inutilement irénique susceptible de prévoir, derrière ces rencontres, l’avènement à venir d’un nouveau grand mouvement social homogène. Aussi s’agira-t-il également de ménager une réflexion sur les tensions potentielles que la démarche sociologique peut peut-être aider à prévenir : La fédération est-elle, en soi, une question qui se posent aux uns et aux autres ? Quels sont les spectres d’oppositions qui peuvent freiner le rapprochement et que nous disent ces disputes potentielles sur les différents sens du juste qui s’y déclinent ? Quelles sont les grammaires politiques qui se partagent et quelles sont celles qui divergent ? L’institutionnalisation d’une lutte est-elle une nécessité politique ? … Ou la trahison d’objectifs plus révolutionnaires ?

 

Bruno Frère

Université de Liège

Sommaire du numéro

Politiques des précaires et supports de l’autonomie par Cyprien Tasset

La grande et la petite résistance des désobéissants civils par Manuel Cervera-Marzal

De l’authenticité à la normalisation. Le cas de l’association catalane Familles Lesbiennes et Gaies par Marta Roca i Escoda

Pratiques d’auto-organisation en temps de crise. Le réseau des droits sociaux à Carabanchel (Madrid) par Héloïse Nez