Les plateformes numériques ont pris aujourd’hui une telle ampleur qu’elles affectent la majorité des pratiques de communication. Le Web a explosé en une multitude de plateformes distinctes mais interconnectées (blogs, twitting, réseaux socionumériques, forums privés, sites de partage de contenus). Le Web des plateformes est constitué d’entités logicielles assurant la gestion centralisée de bases de données externes (cloud) prenant l’apparence de « portails ». Ces derniers donnent aux utilisateurs l’accès à une série d’applications leur permettant de produire eux-mêmes des contenus (user-generated content), de les traiter, de les échanger, de les remixer alors qu’en même temps, les traces des transactions sont captées et agrégées par les firmes contrôlant ces plateformes. Ces pratiques de captation et d’agrégation des données par les entreprises commerciales sont à la base de la valorisation économique en régime de capitalisme informationnel et communicationnel. Le fait de penser le Web en tant que série de plateformes multiples et interconnectées permet d’avoir une prise analytique non seulement envers le développement massif des médias sociaux mais aussi à l’égard de l’évolution des pratiques de communication vers la mobilité (tablettes, smartphones et applications) et la gestion centralisée (cloud computing) des bases relationnelles de données (voir : Hands, 2013).
Cette progression des plateformes numériques met en évidence la volonté des Géants de l’Internet (GAFA : Google, Apple, Facebook, Amazon) de proposer des espaces logiciels de plus en plus contraignants qui obligent les utilisateurs et les partenaires d’affaires à devenir dépendants de l’usage des applications et produits commerciaux proposés par ces firmes mêmes (Kirkpatrick, 2010). Ces plateformes constituent simultanément des espaces publics (ou semi-publics) où des « informations citoyennes » peuvent circuler et s’échanger (Proulx, 2013). Ce type d’échanges entre citoyens – distinct des échanges proprement commerciaux – offre la capacité de nourrir ou d’engendrer des pratiques de résistance culturelle et politique au régime économique dont ces plateformes sont précisément la manifestation industrielle la plus contemporaine. On touche ici le noyau paradoxal du capitalisme communicationnel. Ce « capitalisme cognitif » (Moulier Boutang, 2007) a besoin en effet de l’expression en réseau des subjectivités pour se déployer mais en même temps, l’expression libre, non bridée, de ces subjectivités et de cette intelligence collective en réseau, constitue une base potentielle pour la formation de micro-pratiques de résistance, qui pourraient à la limite, en raison de leur grand nombre et de leur forte dissémination, représenter la possibilité d’une métamorphose du régime économique (voir : Negri, 2010 ; Proulx et al., 2011 ; Proulx, 2014). J’emploie ici le terme de « métamorphose » au sens d’Edgar Morin qui donne l’exemple biologique de la chenille se transformant en papillon : l’idée de « métamorphose » s’avère distincte de celle de « révolution » dans la mesure où elle ne suppose ni le postulat de la tabula rasa ni l’appel à la violence pour susciter le changement (Morin, 2013). Bien sûr, il faut toujours garder à l’esprit la force des stratégies de surveillance exercées par les GAFA de même que leurs tactiques variées de récupération commerciale de ces micro-pratiques de résistants (Vernette et Tissier-Desbordes, 2012) utilisant de toute façon les plateformes contrôlées par les firmes propriétaires.
Une piste analytique prometteuse pour suivre le Web des plateformes consiste à questionner précisément le caractère contraignant de la matérialité du dispositif sociotechnique, d’où l’importance des travaux sur les algorithmes (Beer, 2009 ; Cardon, 2013 ; Gillespie, 2013), la nature des plateformes (Gillespie, 2010 ; Langlois et Elmer, 2013) et le code informatique (Fuller, 2008 ; Mackenzie, 2006). Dans un texte publié en 2012, j’avais proposé un modèle d’analyse structuré autour de quatre dimensions pour examiner et déconstruire les plateformes numériques : l’architecture technique de la plateforme; la structure des interactions sociales qui s’y déroulent; l’expérience de l’utilisateur du site; la qualité de la contribution de l’utilisateur dans l’univers numérique. Chacune de ces dimensions doit être systématiquement prise en compte de manière à caractériser sociologiquement une plateforme spécifique (Proulx, 2012).
Capitalisme et monétisation des liens intersubjectifs
Le contexte économique et financier où ces plateformes se développent est celui d’un capitalisme informationnel et communicationnel dans lequel les liens sociaux sont l’objet de pratiques de marchandisation. Comme nous le signalions, la source principale de la valorisation économique consiste en la captation et l’agrégation des contenus produits et des traces numériques laissées par les utilisateurs. Ces traces sont l’expression des relations intersubjectives entre internautes, à travers leurs pratiques dans les réseaux socionumériques, les sites de partage de photos ou de vidéos, ou de rencontres ou de réseautage. Les contenus co-construits par les internautes sont liés à la nature des liens sociaux qui se tissent en ligne et hors ligne. Attendu l’extension actuelle des médias sociaux, les liens intersubjectifs entre internautes deviennent l’objet privilégié des pratiques de marchandisation dans le Web des plateformes. Dans la mesure où ce processus de marchandisation entraîne des échanges monétaires, nous sommes justifiés de décrire ce phénomène comme étant celui d’une monétisation de la relation sociale.
Les pratiques de communication seraient aujourd’hui subsumées sous l’emprise du capitalisme (Dean, 2012). Tout se passe en effet comme si ces pratiques étaient absorbées, intériorisées dans le fonctionnement même de la soi-disant société en réseaux (Castells, 1998). Sans nier les potentialités de transformation de certaines pratiques citoyennes de communication – pensons au mouvement Occupy et au Réveil arabe de 2011 (Proulx, 2013) – nous serions, sous l’emprise du Web des plateformes, placés la plupart du temps, devant une forme de récupération commerciale de la communication médiatique. Ainsi, les liens intersubjectifs, voire intimes, développés entre les internautes, constitueraient le matériau symbolique monétisé par le capitalisme communicationnel. La « culture participative » constituerait le terreau paradoxal de cette forme capitaliste. Ce mode de production ne pourrait fonctionner sans une solide injonction faite à l’égard des utilisateurs des plateformes : injonction à se connecter, à participer, à partager, à contribuer (Proulx, 2014 ; John, 2012).
Les internautes sont à la fois producteurs de contenus (content producers) et fournisseurs de données (data providers) du fait qu’à travers leurs activités sur le Réseau – contenus consultés à l’aide des moteurs de recherche, choix de pages, services et produits achetés – ils laissent, le plus souvent sans le savoir, des traces numériques de leurs trajectoires. D’une part, cette multitude de contenus – pluriels, fragmentés, remixés, hétérogènes, échangés via les plateformes – composant le « flux informationnel », représente le matériau symbolique constitutif de la Toile, la substance « immatérielle » sans laquelle le Web n’existerait pas. D’autre part, ce sont ces traces numériques qui forment les métadonnées à la source des pratiques de valorisation des entreprises du Net. Ces métadonnées – c’est-à-dire les associations entre une adresse IP spécifique et les activités numériques de l’utilisateur qui y correspondent – sont compilées dans des bases relationnelles établissant des connexions entre les données contenues en différents lieux. Ces métadonnées deviennent la marchandise numérique à la base des transactions commerciales entre fournisseurs. La production des métadonnées fonde l’élaboration des stratégies de publicité ciblée, voire personnalisée, et des tactiques de marketing viral qui prolifèrent aujourd’hui. De par leurs contributions individuellement minuscules – mais renforcées du fait qu’elles se co-construisent dans le cadre d’une intelligence collective augmentée – ce sont les utilisateurs ordinaires du Web qui apportent le matériau essentiel au processus de valorisation capitaliste. La multitude des petits utilisateurs permet ainsi aux GAFA d’agrandir, à un rythme exponentiel, leur pouvoir organisationnel dans la soi-disant société de la communication numérique.
Serge Proulx
* Professeur, École des médias, Université du Québec à Montréal (Canada) / Professeur associé, Télécom ParisTech http://www.sergeproulx.info/ / Centre de recherche interuniversitaire sur la science et la technologie (CIRST). Ce texte est une adaptation de : « Capitalisme et communication : une monétisation de la relation sociale » in A. Klein et A-S. Collard (dir.), Communication. Regards croisés sur la relation, Presses universitaires de Namur, 2013, p.194-203.