Nous ouvrons – avec ce numéro 2 de Sociologues dans la Cité (SdC) – une réflexion sur les conditions d’émergence du sens à l’heure où les subjectivités, les rapports intersubjectifs et les espaces politiques sont l’enjeu de mutations importantes avec l’expansion du numérique. L’élargissement de la compréhension de ce phénomène technologique est indispensable pour interpréter les formes et les dynamiques de la réalité sociale. Une théorie critique à l’ère des médiations numériques nous manque encore, alors que leur dissémination dans nos existences individuelles et collectives est quasiment totale.
Le besoin de recul théorique est d’autant plus impérieux que des changements qualitatifs se sont produits dans notre manière de vivre avec les technologies de l’information. Les médias de masse comme la radio et la télévision – tels qu’ils pouvaient être analysés par Günther Anders dans les années 1950 et Guy Debord à la fin des années 1960 – reposaient sur des logiques de diffusion relativement homogènes et univoques, en privant les auditeurs et les téléspectateurs de la capacité d’interagir avec les programmes. Ils étaient dans l’impossibilité de répondre, condamnés à un certain mutisme.
C’est cette passivité du récepteur qui est remise en question avec le numérique. Des dynamiques d’interaction et de contribution se développent. De nouvelles productions de subjectivité en réseau sont à l’œuvre, en créant de nouvelles manières d’être ensemble, ainsi que des formes inédites d’inter-subjectivation. Ce qui déterminait les subjectivités de manière plus ou moins homogène (un territoire et ses limites, un système de valeurs dominant dans une société donnée) est désormais susceptible d’être mis en cause par une diversité de réseaux d’affinités extraterritoriales. Ainsi, d’un point de vue éthico-politique, on observe que le pouvoir n’est plus seulement celui de l’Etat, mais il est susceptible d’apparaître dans ses interstices, par de nouvelles formes de mobilisation, en rendant possible une déconstruction de certains ordres établis. Mais les mouvements de libération qui s’expriment par les technologies numériques, et qui engagent le devenir des subjectivités, ne peuvent être compris indépendamment des contextes sociopolitiques et culturels qui les favorisent. Il y a toujours des facteurs contingents et hétérogènes qui interviennent dans la construction des espaces politiques, les médiations technologiques ayant un impact fondamentalement différent selon les contextes où elles sont utilisées. Parallèlement à de possibles mouvements d’émancipation, le développement de toute une économie des données personnelles (le data mining) repose sur la marchandisation des échanges virtuels, toute information échangée entre des subjectivités étant susceptible d’être capturée, en servant ainsi de base à un capitalisme communicationnel.
En outre, si l’utilisation des nouveaux médias peut à certains moments transformer les modalités de l’action collective, la mise en réseau de l’espace public permet-elle d’affirmer des formes réellement significatives de socialité dans des sociétés considérées comme démocratiques ? Quels sont les effets de structuration induits par le numérique, non pas seulement dans des mouvements de libération politique, mais dans l’exercice de la liberté, dans la construction de rapports intersubjectifs socialement significatifs ? Si les réseaux d’information et de communication créent de nouvelles sphères d’échanges publics, il serait sans doute trop simpliste de confondre la liberté de parole avec la création d’une authentique réciprocité dans les échanges. Comme l’a justement souligné Nancy Fraser, il n’est pas satisfaisant de décréter qu’un espace public s’ouvre pour qu’il soit effectif pour tout le monde. La relation entre la publicité et le statut est toujours beaucoup plus complexe qu’on ne le pense. Les flux de communication ne suppriment pas les hiérarchies et les différences de statut social. La démocratisation des échanges est beaucoup plus illusoire qu’elle ne paraît. Elle nécessite par conséquent de pouvoir se tenir à l’écoute des ambiguïtés du fait humain.
Par conséquent, si nous vivons une métamorphose de nos espaces communs par l’émergence de sphères collectives en réseau, nous ne devons pas pour autant vivre cette mutation naïvement. Le développement de ces sphères ne pourra avoir une signification que si nous nous tenons attentifs aux conditions du vivre-ensemble. Un questionnement relatif au désir d’être-ensemble paraît d’autant plus essentiel dans une époque qui s’avère caractérisée par de fortes contradictions. L’une d’entre elles est que, d’un côté, nous libérons les flux de communication virtuelle, de l’autre, nous assistons au développement de sphères de plus en plus privatisées. Les technologies numériques contribuent en effet à une valorisation des individus. Les technologies dites « ubiquitaires » renvoient à un très vieux désir de maîtriser l’environnement qui nous entoure, en créant des modes d’être au monde plus globalement centrés sur l’expérience du soi. C’est l’ensemble de ces tensions qui doit nous inciter à nous interroger sur les formes d’inter-subjectivation qui se produisent à l’ère de la complexité numérique. Dans cet esprit, ce dossier se penche sur :
- Les micro-politiques engagées par les médias numériques
- Les formes paradoxales des pratiques sociales en réseau
- Les expériences éducatives adaptées à la nouveauté technologique
Pierre-Antoine Chardel
Sommaire du numéro
Les acteurs des nouveaux médias numériques et les soulèvements arabes par Jean Marc Salmon
Pratiques participatives paradoxales à l’ère du capitalisme communicationnel par Serge Proulx
Subjectivation et inter-subjectivation dans les mondes numériques par Serge Tisseron
La déconnexion comme épreuve hypermoderne par Francis Jauréguiberry